Grégoire Loiseau

Les plateformes de mise à disposition de personnel doivent-elles être considérées, juridiquement, comme des entreprises de travail temporaire ?

Pour la première fois, une juridiction requalifie la relation contractuelle en contrat de travail, sanctionnant ainsi à la fois la société utilisatrice et la plateforme prenant la qualité d’entreprise de travail temporaire. Une première en la matière.
Pouvez-vous expliquer ce que la décision du Conseil de prud’hommes du 9 janvier 2023 apporte de nouveau au débat sur les plateformes de mise à disposition de personnel ?

Le Conseil de prud’hommes de Paris a reconnu dans un jugement du 9 janvier 2023 que les plateformes de mise en relation de microentrepreneurs, ou « plateformes d’emploi », doivent être considérées, juridiquement, comme des entreprises de travail temporaire.

Cette première décision a été rendue à l’occasion d’un contentieux qui opposait, à son commencement, un travailleur indépendant à la plateforme StaffMe et à la société utilisatrice au sein de laquelle il avait exercé, pendant plus de 20 mois, les fonctions de glacier. Alors que la demande portait sur la requalification de la relation contractuelle en contrat de travail aussi bien vis-à-vis de la société utilisatrice que de la plateforme, Prism’emploi est intervenu volontairement à l’instance pour faire reconnaître la qualité d’entreprise de travail temporaire de la société StaffMe. Le conseil de prud’hommes a jugé l’intervention volontaire recevable, a retenu l’existence d’un lien de subordination juridique entre le micro-entrepreneur et l’entreprise utilisatrice ainsi qu’avec la plateforme StaffMe – qualifiés en conséquence de co-employeurs – et a considéré, enfin, que cette dernière tenait bien le rôle d’une entreprise de travail temporaire.

La reconnaissance d’un lien de subordination juridique entre le travailleur indépendant et la plateforme est, elle aussi, une première.


Sur quels faits se sont fondés les juges prud’hommaux pour motiver leur décision ?

En ce qui concerne la société où le “Staffer” exerçait sa mission, les juges ont constaté que le micro-entrepreneur recevait, comme les salariés, des instructions, qu’il était soumis, comme les salariés de l’entreprise utilisatrice, à un contrôle de son temps de présence et qu’il faisait, en outre, l’objet d’évaluations au terme de chaque mission pour être noté, la note étant communiquée à la plateforme. Le jugement a des raisons d’être ferme dans sa conclusion :

« Les contraintes ainsi imposées, déniant au prétendu travailleur indépendant sa capacité à assumer les risques de son entreprise, caractérisent l’existence d’un service organisé dont les conditions de travail sont déterminées unilatéralement par l’employeur et établissent un lien permanent de subordination à l’égard de la société OurFood ».

S’agissant de la plateforme, la juridiction prud’homale a adopté une autre approche en relevant des éléments accréditant son rôle d’entreprise de travail temporaire : la circonstance que le « Staffer » est recruté par la plateforme à l’issue d’un entretien destiné à évaluer ses compétences et aptitudes et qu’il est mis en relation avec une entreprise pour répondre à la demande de celle-ci ; le fait que sa rémunération est fixée selon un taux horaire qui ne peut être inférieur au minimum déterminé par la plateforme, celle-ci prélevant sur la rémunération du « Staffer » une commission égale à 20 % du taux horaire ; le fait que le « Staffer » doit remplir à échéances fixes le temps correspondant à ses prestations de service, comme un relevé d’heures dans le travail temporaire ; le fait que la facturation des prestations est effectuée par la plateforme ; le fait, enfin, que la plateforme dispose d’un pouvoir de sanction en cas de notation insuffisante décernée par l’entreprise utilisatrice. Le conseil de prud’hommes disposait dès lors de constatations pertinentes pour conclure que « la société StaffMe agissait comme une entreprise de travail temporaire pour mettre un prétendu travailleur indépendant à disposition de l’entreprise utilisatrice… ».

Ce que le Conseil de prud’hommes a constaté au cas d’espèce est la pratique commune : la plateforme valide le profil des candidats à des missions, autrement dit les sélectionne et les place auprès des entreprises qui font appel à leurs services. La rémunération n’est pas négociée entre l’entreprise cliente et le prestataire recruté en qualité d’indépendant mais fixée à l’avance et facturée par la plateforme. Bref, la plateforme n’a pas seulement un rôle de service d’intermédiation ou, plutôt, le service d’intermédiation qu’elle offre fait partie intégrante d’un service plus global dont l’élément principal est un service relevant d’une autre qualification juridique, celle de service de mise à disposition temporaire de travailleurs. La plateforme se présente de ce fait elle-même comme une entreprise de mise à disposition de travailleurs temporaires, ce qui constitue l’exercice même d’une activité réglementée.

Quelles sont les suites que le secteur du travail temporaire peut attendre de cette décision de justice ?

Cette décision me conduit à penser que le temps est peut-être venu que le modèle économique des plateformes de mise à disposition de personnel soit appréhendé pour ce qu’il est, c’est-à-dire un montage ayant pour objet de pratiquer à bas bruit l’activité de travail temporaire. L’attention s’est concentrée, ces dernières années, sur les plateformes de mobilité, au point que le législateur ne s’est intéressé qu’à elles, donnant le sentiment qu’elles sont le seul type de plateformes dont le mode de fonctionnement induit des distorsions. Pourtant, les plateformes de mise à disposition de personnel sont au moins aussi dysfonctionnelles.

« Les plateformes brouillent les frontières entre le salariat et le travail indépendant, en ne recrutant que des micro-entrepreneurs auxquels elles offrent une autonomie en trompe l’œil. »

Les unes comme les autres pratiquent l’optimisation sociale et faussent les conditions de concurrence avec les entreprises qui emploient des salariés pour l’exécution de missions semblables, et de surcroît dans un cadre étroitement règlementé s’agissant du travail temporaire.

Ainsi, en faisant travailler des micro-entrepreneurs en marge de la législation sur la durée du travail et sur les temps de pause et au-delà, sans aucune garantie d’une qualification professionnelle pourtant nécessaire pour exercer certaines activités, les unes comme les autres sont génératrices de risques importants pour la sécurité des personnes et des biens.

Outre l’avantage économique pour l’entreprise utilisatrice, celle-ci peut trouver d’autres raisons de faire appel à cette main-d’œuvre « indépendante » : les contrats ne sont pas comptabilisés parmi les contrats précaires – contrats de travail temporaire, contrats à durée déterminée – et n’apparaissent donc pas dans les informations concernant ces derniers notamment celles devant figurer dans la BDESE – ; les travailleurs « indépendants » ne sont pas intégrés dans le décompte des effectifs de l’entreprise, etc. Cette participation fantomatique de travailleurs à l’activité de l’entreprise utilisatrice bouscule le modèle juridique du travail salarié et met en risque l’entreprise, notamment sur le plan pénal.

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Grégoire Loiseau
Grégoire Loiseau
Grégoire Loiseau est Professeur de droit à Paris I Panthéon-Sorbonne.

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