En 2021, 24 % des Français considéraient le travail comme très important dans leur vie. C’est 36 points de moins qu’en 1990. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer la désaffection des salariés envers leur travail : désengagement, culte de l’individu-roi, émergence d’une génération de paresseux… Ces arguments se caractérisent néanmoins par des propos souvent essentialistes, et nous amènent à nous interroger sur les racines historiques et sociologiques de ce phénomène.
Des racines historiques…
Depuis 1975, on observe une baisse tendancielle du temps de travail (-225 heures par an) entraînée par les passages successifs à la semaine de 39 puis de 35 heures ainsi que par les gains de productivité. Cette productivité accrue a permis l’émergence d’une société de loisir, venue combler ces nouveaux temps libres laissés aux salariés. D’abord organisées par l’Etat (notamment par le ministère du temps libre avec la création de l’Agence nationale des Chèques vacances en 1981-82), ces nouvelles offres de loisir ont par la suite été développées par des acteurs économiques privés, attirés par le potentiel de ce nouveau marché, qui ont abondamment communiqué et influé sur les imaginaires collectifs, les vacances devenant centrales dans la société.
Dans la foulée, le monde du travail a connu, dans les années 1970 et 1980, de nombreux plans de départs en pré-retraite. Ces plans de départ ont déstabilisé une génération de salariés, qui accordaient une place centrale à leur emploi. Ce récit collectif de désillusion a indéniablement infusé auprès des générations suivantes : la place accordée au travail n’est en aucun cas gage de reconnaissance.
Ces plans de départs anticipés ont par ailleurs été concomitants avec un dévoiement du sens originel qu’avaient les salariés de leurs métiers. La financiarisation de l’économie d’une part, avec ses exigences de rentabilité et de pilotage par les chiffres, et l’inflation normative d’autre part – contraignant les salariés à toujours plus de tâches administratives éloignées de leur métier – ont contribué à ce sentiment de déconnexion vis-à-vis du travail.
« Last but not least », dans les années 80, face à la hausse du chômage et au retard de l’industrie française, le gouvernement Fabius fait de l’éducation et de l’enseignement supérieur une priorité : désormais, l’objectif est de porter à 80% d’une génération les élèves qui accéderont au baccalauréat, un diplôme qui ne devra plus être réservé à une élite. Mais cette ambition s’est confrontée à une difficulté : la courbe des emplois correspondant à ce niveau d’études ne suit pas la même croissance, générant de la frustration chez les bacheliers et alimentant la course aux diplômes supérieurs.
Cette série d’évolutions managériales, politiques et sociales a indéniablement marqué les consciences des jeunes générations, qui ne perçoivent plus le travail comme aussi central dans leur quotidien.
… aux conséquences socio-économiques
Ce désenchantement du travail entraîne dans son sillage un désamour pour l’entreprise et le salariat « classique ». Entre 2005 et 2022, la part des Français se déclarant « très fiers » d’appartenir à leur entreprise dégringole de près de 20 points, passant de 38 % à 20 %.
En cause notamment, un management trop vertical, hermétique à la célébration des succès : à la question « avez-vous le sentiment que votre travail est reconnu à sa juste valeur par votre employeur ? », 44 % seulement des Français répondent « oui ». C’est près de deux fois moins qu’en Allemagne ou aux Etats-Unis (respectivement 76 % et 79 %). Dans un contexte de remise en cause de la place du travail dans la vie quotidienne, les entreprises et leurs fonctions managériales ont une responsabilité certaine dans le rapport des Français à leur emploi.
Conséquence de ce désamour pour l’entreprise, les Français sont 53 % à avoir déjà pensé démissionner. Il serait aisé d’en déduire que certaines entreprises n’ont pas su s’adapter à l’évolution de leur comportement face au travail. Pourtant, ces potentiels démissionnaires n’envisagent pas pour autant se tourner vers la concurrence. Bien au contraire, ils sont de plus en plus nombreux à faire le grand saut vers l’entrepreneuriat ou le « free lanciat », permettant de s’affranchir de toute hiérarchie et offrant un cadre de travail plus souple permettant de concilier vie professionnelle et vie personnelle. Ainsi, de 549 800 en 2011, le nombre d’auto-entrepreneurs est passé à 1 071 900 en 2022.
Cette quête d’un travail plus flexible se retrouve également dans l’augmentation du recours à l’intérim : pour preuve, de plus en plus de cadres choisissent l’intérim (12%) pour son organisation plus flexible.
La mutation des priorités des Français
Pourtant, cette recherche de flexibilité ne s’accompagne pas d’une résignation sur d’autres aspects du travail, notamment la rémunération. S’il est vrai que la lutte contre le chômage est de moins en moins perçue comme une priorité (passant de 68 % à 54 % entre 2020 et 2023), l’augmentation des salaires et du pouvoir d’achat a, quant à elle, connu une priorisation croissante chez les Français, passant de 54 % à 73 %.
Aujourd’hui, l’enjeu est davantage d’offrir un niveau de vie satisfaisant aux Français, en acceptant que le travail ne soit plus nécessairement central comme il a pu l’être pour les générations passées.
Pour finir, ce tableau ne représente-t-il pas un nouveau défi pour les acteurs de l’emploi : réenchanter le travail en répondant aux aspirations des salariés en recherche d’un sens renouvelé ?
Pour consulter les archives des invités : Lire les articles de nos invités