Pr Grégoire Loiseau

  • La commission européenne a présenté sa proposition de directive pour améliorer les conditions de travail des personnes travaillant via une plateforme de travail numérique. La présomption de salariat est au cœur de ce projet, cette approche vous semble-t-elle appropriée ?

L’instauration d’une présomption de salariat prévue dans la proposition de directive fait écho à une recommandation du Parlement européen dans une résolution adoptée le 19 septembre 2021. Ce projet a un premier mérite qui est de sortir – on peut l’espérer à moyen terme – le droit français de la confusion dans laquelle il semble pétrifié. D’un côté, le législateur est favorable à un statut d’indépendant amélioré mais on peine encore à voir les améliorations qui lui seraient apportées. De l’autre, la Cour de cassation n’est pas défavorable à la requalification de la relation contractuelle en contrat de travail mais seulement, pour le moment, en ce qui concerne les travailleurs de plateformes de mobilité. Des requalifications ponctuelles ne sont, de toute façon, qu’une correction a posteriori qui ne règle pas la condition des travailleurs pendant l’exécution de la relation contractuelle.

Dans ce contexte, la présomption de salariat a l’avantage de qualifier a priori la relation contractuelle. La situation du travailleur de plateforme n’est pas en effet exactement celle d’un salarié, dans une conception classique du lien de subordination ; mais elle est encore moins celle d’un indépendant. On sait bien que, le plus souvent, le travailleur n’utilise ce statut que parce que c’est une condition sine qua non pour contracter avec la plateforme.

Cependant, certains travailleurs de plateformes sont de « vrais » indépendants. Pour ceux-là, le caractère réfragable de la présomption, prévu dans la proposition de directive, laissera à la plateforme la possibilité de contester la qualification de salarié en rapportant la preuve de l’absence de lien de subordination juridique. Pour les autres, l’accès à la condition de salarié sera permis sans qu’il soit besoin de rapporter la preuve, difficile et aléatoire, d’un lien de subordination. La condition de salarié sera à cet égard applicable, avec les droits applicables (salaire minimum, durée du travail, AT/MP, etc.) pendant l’exécution de la relation contractuelle sans dépendre d’une action judiciaire a posteriori, une fois la rupture consommée. En cela, la présomption de salariat est un coup de pouce du droit pour favoriser l’application du statut le plus protecteur, celui de salarié.

  • En pratique, comment cette présomption peut-elle être appliquée ?

La proposition de directive conditionne l’application de la présomption de salariat lorsque 2 des 5 critères listés dans le texte sont remplis. Ces critères donnent une crédibilité à l’existence d’une relation de travail salarié, ce qui tend bien à faire coïncider la qualification de la relation contractuelle avec la situation vraisemblable du travailleur de plateforme.

Il restera néanmoins à déterminer les conditions du déclenchement de la présomption. L’automaticité paraît difficilement compatible avec l’exigence de critères à remplir. La suggestion faite par le Parlement européen que la présomption produise effet lorsqu’un travailleur conteste devant une juridiction ou une administration le statut professionnel qui lui est attribué nous paraît inspirante. On pourrait imaginer, par exemple, que cette « contestation » prenne la forme d’une demande du travailleur auprès de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi qui vérifiera alors si les critères de la présomption sont satisfaits. La démarche est certes contraignante mais elle permet de préserver la liberté des travailleurs qui ne souhaitent pas se voir appliquer la présomption, notamment lorsque l’activité exercée sous le statut d’autoentrepreneur est accessoire à une activité principale salariée.

  • Quelles conséquences ce texte peut-il avoir sur le droit français actuel, au regard de la présomption légale de non-salariat pour les travailleurs indépendants ?

La présomption légale de non-salariat prévue par le Code du travail pour les travailleurs indépendants n’a déjà plus de sens à partir de moment où l’accomplissement de la formalité qui la détermine, en l’occurrence l’inscription en qualité d’autoentrepreneur, n’est pas un choix du travailleur pour exercer une activité sous ce statut mais une condition nécessaire pour qu’il puisse exercer l’activité en relation avec une plateforme. Le texte devrait donc être supprimé ou modifié lors de la transposition de la directive, si le projet tel que conçu suit son cours, afin de laisser place à la présomption de salariat dans les situations où cette dernière serait appelée à s’appliquer. Suppression ou modification du texte, tout dépendra du dispositif adopté pour organiser la mise en œuvre de la présomption de salariat.

  • Ce texte permet-il d’élaborer une classification des plateformes suivant leur activité et de lutter contre le dévoiement du statut de micro-entrepreneur ?

Il est à mettre au crédit de la proposition de directive d’avoir une approche globale de la situation des travailleurs de plateforme, indépendamment des types de plateformes et de la spécificité de leur activité qui rejaillit, le cas échéant, sur les conditions dans lesquelles les travailleurs exécutent leur prestation. Concrètement, un travailleur de plateforme de mobilité – pour le transport de personnes ou la livraison de marchandises – est dans une situation différente, dans ses rapports avec la plateforme, de celle d’un travailleur mis à disposition par une plateforme de « placement » auprès d’une entreprise utilisatrice au sein de laquelle il exécute sa mission. De ce point de vue, la proposition de directive rompt avec la démarche des législations nationales lorsque celles-ci traitent de la condition juridique des travailleurs de plateforme. Les législations ont en général une approche sectorisée, ciblée en fonction des attentes les plus visibles, ce qui les porte à se concentrer sur les plateformes de mobilité.

Cette polarisation aboutit à ne se préoccuper que de certains travailleurs de certaines plateformes et à ne pas voir les autres, tous les autres autoentrepreneurs dont se nourrit le modèle économique des plateformes. Sont en particulier laissés de côté les travailleurs auxquels ont recours les plateformes de mise à disposition de personnel singeant dans leur activité – les contraintes en moins – les entreprises de travail temporaire. Ces plateformes faussent la concurrence en se soustrayant à la règlementation du travail temporaire qui est pourtant impérative. Le procédé caractérise une fraude à la loi, cette règlementation ne pouvant être privée d’effet par la manœuvre consistant à faire appel à des autoentrepreneurs pour qu’ils exercent, en cette qualité, une mission au sein de l’entreprise utilisatrice.

  • L’instauration d’une présomption de salariat, faisant changer les travailleurs de condition juridique, permettra-t-elle de rétablir les conditions d’une concurrence saine et loyale ?

Très probablement si, en fonction des conditions de mise en œuvre de la présomption, celle-ci est appliquée, en fait, à la totalité ou même à la majorité des travailleurs en relation avec la plateforme. Mais cet effet de la présomption n’est pas, à notre avis, nécessaire pour faire cesser les pratiques frauduleuses des plateformes de mise à disposition de personnel. En ce qui les concerne, ce n’est pas parce que les travailleurs pourront, au bénéfice de la présomption de salariat, avoir la qualité de salarié que les plateformes devront se soumettre à la règlementation du travail temporaire. C’est parce que ces plateformes éludent, au moyen d’une fraude à la loi, la règlementation du travail temporaire, alors que l’opération contractuelle qu’elles réalisent correspond à une activité de mise à disposition temporaire, que les travailleurs auxquels elles font appel ne peuvent pas ne pas avoir la qualité de salariés et que, ne l’ayant pas, le procédé constitue du travail dissimulé.

Le projet de directive, autrement dit, indique un cap à suivre et la technique de la présomption de salariat nous semble, à cet égard, appropriée au traitement de la situation des travailleurs de plateforme. Il n’est cependant pas nécessaire, en toutes situations, d’attendre son adoption et, qui plus est, la transposition de la directive, pour mettre fin à des effets d’aubaine liés au dévoiement du statut de micro-entrepreneur.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation s’est d’ailleurs récemment déclarée soucieuse de sanctionner ces effets d’aubaine qui faussent la concurrence. Dans un arrêt rendu le 12 janvier dernier, elle a considéré que l’existence d’un lien de subordination peut être invoquée au soutien de demandes portant sur des faits de concurrence déloyale. Et elle a jugé que le recours à des chauffeurs de VTC sous le statut d’autoentrepreneurs alors qu’ils sont sous la subordination juridique de la plateforme est susceptible de caractériser un acte de concurrence déloyale.

La voie est donc ouverte à ce que les plateformes qui recourent à des autoentrepreneurs travaillant, en fait, dans un lien dissimulé de subordination puissent être condamnées pour concurrence déloyale à l’égard des opérateurs économiques qui respectent la règlementation applicable.

Grégoire Loiseau
Grégoire Loiseau
Grégoire Loiseau est Professeur de droit à Paris I Panthéon-Sorbonne.

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